Ayrton Senna, triple champion du monde de Formule 1 en 1988, 1990 et 1991 était un personnage complexe. Compétiteur impitoyable, catholique fervent, philanthrope, il était empli de contradiction. Tout les fans du pilote brésilien le savent et respectent cela, alors que le mythe s’installe à mesure que le temps passe. Pourtant, Netflix avec sa série SENNA (sortie le 29 novembre 2024), s’ouvre sur l’accident mortel au virage de Tamburello. Symbole de la création d’une légende, plus que par le récit d’un homme qui n’était pas ordinaire.
Le choix narratif de débuter l’histoire par la fin, avec des images que personnellement je n’arrive toujours pas à regarder, 30 ans après les avoirs vu en direct adolescent, choqué d’avoir assisté à la mort d’un idole subitement, illustrent à la fois l’ambition et les limites de la série proposée par Netflix dans le domaine du sport automobile. Jusqu’à présent était disponible un documentaire (très bon d’ailleurs) sur Juan-Manuel Fangio et Michael Schumacher, en plus de la série Drive to Survive, véritable phénomène pop culturel. SENNA est ainsi le premier projet non documentaire mais sérielle autour d’un pilote de Formule 1. La stratégie de Netflix est de façonner la manière dont les nouveaux fans comprennent l’histoire du sport.
Pour cela, Netflix n’a pas lésiné sur les moyens pour recréer les Formule 1 de Senna. La société argentine Crespis a construit 22 machines d’époque, du châssis de Formule Ford du premier épisode à la Williams FW16 du dernier. En parallèle les ingénieurs du son ont passé environ 18 mois à capturer un son identique des moteurs de l’époque (et les puristes apprécieront le son du V12 Ferrari et V10 Honda, en plus des V6 turbo). Gros efforts visuels aussi sur les séquences de course, dont le dynamisme crée un lien stimulant. Pourtant, la piste du « Norfolk » que l’on entrevoie à travers les nuages lors d’une vue en drone, est le théâtre de nombreuses courses de Formule Ford et même F3. Ce qui fait un peu cheep à vrai dire, alors que l’on constate qu’il y avait un soin dans les détails. Mais en réalité, le soin est surtout là ou cela se voit.
Car si les monoplaces constituent une partie de l’histoire d’Ayrton Senna. La série peine à saisir les complexités de l’homme qui considérait la course automobile comme une vocation devenant spirituelle et même des actes politiques. Peu d’images d’usines par exemple, le décorum reste le circuit. Pas de lien entre sa victoire lors du GP de Détroit 1986, le lendemain de l’élimination du Brésil face à la France lors de la coupe du monde de football. Senna avait brandit le drapeau brésilien lors de son tour d’honneur et c’est précisément à ce moment-là qu’il est devenue une icone dans son pays. Redonnant de la fierté à un peuple blessé la veille. Pas de mention non plus de l’agent Julian Jakobi, pourtant agent de Prost et Senna et faisant le tampon dans l’écurie en 1988 et 1989. Et surtout, pas une mention à Armando Botelho Teixeira, mort à l’hôpital de Sao Paulo le vendredi précédent le GP d’Allemagne, remporté par Senna. Lorsque le pilote apprend la nouvelle, il s’effondre en larme dans le motor-home McLaren. Teixeira était l’homme de confiance de la famille, fidèle collaborateur de Milton, le père du pilote brésilien. Il était l’intermédiaire au quotidien de Senna depuis 1982. L’attaché de presse, le chauffeur, tout en réalité. Tout comme Juan-Manuel Fangio qui n’est jamais abordé dans la série, alors qu’il existait une fascination respective pour les deux hommes et ne parlons pas de la course de Donington 1993. Bref vous l’aurez compris, il manque des détails importants. Sa profonde foi catholique est peu évoquée. Son travail philanthropique au Brésil est sous-entendu et tordu dans l’histoire dans un entretien avec sa sœur Liliane (mention à la fin de la série finalement oui). Même sa rivalité avec Alain Prost est réduite à une dynamique simpliste héros-méchant, qui finalement ne rend justice à aucun des deux hommes dans le récit.
L’effet Netflix
Cette atténuation des nuances reflète l’évolution de la stratégie de Netflix en matière de narration sportive. Drive to Survive a démontré le potentiel commercial de la présentation du sport automobile à destination de la consommation de masse. Ce succès a fait des émules. Le tennis (Break Point), le golf (Full Swing) et le rugby (Full Contact) bénéficient désormais d’un traitement documentaire similaire. Pourtant, aucun n’a égalé l’impact culturel de Drive to Survive. La différence réside en partie dans l’attrait cinématographique inhérent à la Formule 1 : la discipline offre un spectacle dramaturgique unique à travers le monde que représente son calendrier et les circuits qu’elle foule. Mais elle découle également de la volonté de Netflix de sacrifier la profondeur au profit de l’accessibilité.
D’ailleurs, les choix scénaristiques de Netflix pour la série SENNA sont expliqués par le showrunner, Vincente Amorim, qui estime que sa série sur le pilote brésilien est une sortie d’origine story de la F1, afin d’ensuite découvrir Drive to Survive et ensuite suivre les courses à la télévision et sur les réseaux sociaux. Débuter par là ou tout à commencer.
Le choix de narration et l’histoire d’un long article de la journaliste Laura Harrison, personnage fictif, utile à la construction de l’histoire et la construction d’un point de vue. Le sien (d’ailleurs le détail de la cassette à la fin du dernier épisode…bref…)
Course contre l’histoire
L’acteur, Gabriel Leone livre une performance charismatique, saisissant à la fois l’intense compétitivité de Senna et son charme juvénile. La conception de la production évoque magistralement l’excès de la Formule 1 des années 1980-90. Pourtant, en adoucissant les aspérités de Senna, en transformant un homme compliqué en une légende simple et résumant l’action uniquement sur les circuits, la série diminue ce qui le rendait extraordinaire.
Le véritable Ayrton Senna était un homme de bien : un compétiteur impitoyable et un humanitaire compatissant, un catholique fervent et parfois un absolutiste, un Brésilien fier et un citoyen du monde. Son accident mortel à Imola l’a transformé en martyr. Le portrait que fait Netflix de lui ressemble parfois moins à une biographie qu’à une hagiographie. Pire, elle dresse un méchant ultime avec Jean-Marie Balestre et la FIA, comme responsable de sa mort et de son comportement (oubliant l’amende que le pilote avait eu de 100.000 dollars pour 1990 et le refus de Balestre des excuses du pilote et des pressions qu’il y avait eu). Même si le président français et Senna ne s’entendait pas, le brésilien n’était pas le seul. Mais, on sent bien que l’ombre narrative pour justifier toute l’attitude de Senna vient de là. Certes. Mais un peu dangereux tout de même.
En coulisse, Senna avait fait des dons massifs. Il touchait en 1988, un salaire de 8 millions de dollars et reversait 50% a des œuvres au Brésil. Les hôpitaux surtout et ensuite l’éducation des enfants. C’est presque 40 millions de dollars qui ont été versé (soit presque 100 millions d’aujourd’hui). La création fin 1994 de la Fondation Senna, a permis de dévoiler cet aspect de sa vie. Son travail philanthropique n’était pas seulement un élément secondaire de sa carrière : il était fondamental pour lui de voir son rôle de personnalité sportive la plus en vue du Brésil. En reléguant cela au second plan dans les articles de presse ou un mur décoré par des jeunes du quartier, la série rate l’occasion de montrer comment le succès de Senna sur la piste s’est traduit par des bénéfices tangibles pour ses compatriotes (une partie sur son confident Teixeira à l’hôpital de Sao Paulo aurait permis de le comprendre par exemple).
La série Netflix réduit cet aspect profond de son personnage à de brefs aperçus dans les gros titres des journaux et à des mentions fugaces, plutôt que d’explorer la façon dont sa richesse et sa renommée ont croisé son désir d’aider les enfants pauvres du Brésil. Il s’agit là d’une occasion manquée de montrer une image plus complète du caractère de Senna et de son impact au-delà de la course. Ce qui aussi en fait un mythe à travers le temps. FInalement il manque 2 épisodes à la série.
La foi religieuse de Senna était également intimement liée à sa carrière de pilote, d’une manière à la fois profonde et parfois controversée. Par exemple, à Monaco, Senna a affirmé avoir vu une lumière divine briller depuis la mer alors qu’il s’approchait du virage du Portier. Et après avoir remporté son titre à Suzuka, il a déclaré avoir eu une vision du Christ lors de son tour d’honneur dans le virage Spoon. Cette édulcoration des croyances religieuses de Senna est un autre exemple de la façon dont la série efface les aspects les plus complexes et potentiellement controversés de son personnage au profit d’un récit plus simple. Le vrai Senna semble avoir été un homme dont la foi catholique n’était pas seulement un système de croyances personnelles, mais qui a fondamentalement façonné sa façon d’aborder la course et le risque – un aspect de son personnage qui méritait une exploration plus approfondie.
Alain Prost, son rival, était particulièrement préoccupé par la façon dont les convictions religieuses de Senna affectaient sa philosophie de conduite. Il a déclaré : « Ayrton a un petit problème, il pense qu’il ne peut pas se tuer, car il croit en Dieu. » Nous étions en 1989. Cela suggère que la foi de Senna a pu influencer son style de conduite agressif.
A la place, nous voyons une sublimation de talent. Des images puissantes émotionnellement, car spectaculaires. C’est peut-être là le prix inévitable de la généralisation de l’histoire du sport automobile. Drive to Survive a réussi à rendre la Formule 1 accessible aux téléspectateurs occasionnels. SENNA applique le même modèle au passé du sport, privilégiant la résonance émotionnelle plutôt que la complexité et véracité historique (pas d’image des discussion entre Frank Williams et Senna à l’hôtel la veille du GP d’Imola et non, Senna n’a pas annoncé à Alain Prost sur la grille de départ qu’il lui manquait, mais lors du Warm-up du dimanche matin pour un tour de circuit commenté pour TF1).
Cette stratégie fonctionne sur le plan commercial. C’est évident. Des dizaines de millions de personnes vont voir la série. Mais elle soulève des questions sur la responsabilité envers la vérité historique. En créant une mythologie à partir de la mémoire, quelles vérités essentielles sont laissées de côté ? Netflix maîtrise l’art de rendre le sport automobile accessible. Le défi consiste désormais à parvenir à cette accessibilité sans sacrifier l’authenticité.
Le géant du streaming qui a révolutionné la manière dont les nouveaux fans découvrent la Formule 1 façonne désormais leur façon de comprendre son histoire. SENNA suggère que la révolution s’accompagne de compromis – certains nécessaires, d’autres moins. La machinerie s’avère parfaite. L’homme lui-même reste terriblement hors de portée. Pour les vrais fans du pilote, le film d’Asif Kapadia, sortie en 2010 reste une référence. Tout comme les ouvrages de Lionel Froissart et Christopher Hilton.